La Grande Ourse, une boutique de jouets à Montréal

 

La Grande Ourse, c'est le nom de la constellation céleste la plus connue de tous, adultes ou enfants: c’est le chaudron dans le ciel. Or, lorsqu’on élève le regard vers le ciel étoilé tout en s’en laissant émouvoir, il peut surgir en nous un sentiment de révérence; c'est aussi celui qui convient en présence d’un enfant.

L'ours est, en outre, le symbole de la protection de la vie dans la mythologie Montagnaise.

 

« Un geste de révérence envers l’enfance »

 

Entrevue avec Marguerite Doray par Michel Dongois, journaliste.

 

Alors qu’elle enseignait à l’École Rudolf Steiner de Montréal, Marguerite Doray rêvait d’un immeuble scolaire dont le rez-de-chaussée abriterait plusieurs magasins compatibles avec la pédagogie Waldorf (artisanat, aliments bios, jouets, librairie, etc.). Les étages accueilleraient les classes. L’entreprise économique, selon ses vœux, pourrait alors générer suffisamment de fonds pour financer l’école, dans un esprit de tripartition sociale*. « Voyant que l’initiative ne se faisait pas, j’ai décidé de m’y investir moi-même », raconte la fondatrice de la petite boutique de la Grande Ourse. Un rêve qu’elle a aujourd’hui en partie réalisé, tout en préparant la relève.

 

 

Comment êtes-vous passé du rêve à la réalité ?

 

Le projet de la Grande Ourse est né d’une souffrance personnelle. Me promenant un jour dans un magasin de jouets, j’ai constaté que presque tout ce qu’on offrait aux enfants, surtout pour la tendre enfance, tournait autour de représentations humaines méca- nisées ou monstrueuses. Le petit enfant s’ouvre par tout son être au monde et voilà ce qu’on lui propose pour nourrir son âme ! Ça m’a fait mal. Cette souffrance m’a convaincue d’accélérer la réalisation de mon projet. La Grande Ourse est née d’un sentiment de compassion envers l’enfance.

 

Et comment avez-vous procédé ?

 

J’ai d’abord sondé des parents de l’École Rudolf Steiner, où se tenaient déjà les marchés du vendredi. On pouvait s’y procurer des poupées et divers jouets glanés ici et là, mais les parents souhaitaient que les jouets soient disponibles toute l’année, pas juste durant la fête champêtre et au marché de Noël.

Forte de leur encouragement, je me suis mise à la recherche d’un local pour ouvrir un magasin qui proposerait autre chose. Plusieurs personnes m’ont aidée à démarrer financièrement l’entreprise et j’ai moi-même hypothéqué ma maison et souscrit divers prêts personnels. Petit train va loin, je vivais une journée à la fois. Le premier jour, j’ai fermé la caisse avec 34 $. Au début, j’avais juste assez d’argent pour payer les fournisseurs et les taxes municipales. J’ai tenu bon, des étudiants sont venus m’aider au fil des ans comme employés à temps partiel.

 

Quelles sont les caractéristiques des jouets qu’on trouve au magasin ?

 

Nous voulons offrir aux enfants des représentations de l’être humain et de l’animal, par nos jouets, qui ne soient pas des caricatures, mais qui rayonnent la dignité sans pour autant tomber dans l’hyperréalisme. L’enfant ne s’y trompe pas, il ne veut pas juste être excité de l’extérieur ; il veut s’activer lui-même de l’intérieur. L’enfant a besoin de jouets avec lesquels il pourra cultiver une vraie relation, le jouet étant souvent son premier contact avec le monde fabriqué par l’homme. D’où l’importance qu’il soit conçu avec soin ou du moins, fabriqué en pensant à qui va le tenir dans ses mains. Le jouet simple et artistique, réalisé avec des matériaux chaleureux et naturels, est bon pour la santé physique, émotive et spirituelle de l’enfant, car il peut s’y attacher, l’apprivoiser, le faire sien, le mettre en mouvement au rythme de ses pensées, de ses humeurs. Les parents peuvent observer la façon dont l’enfant joue, le suivre dans la manière dont il se saisit lui-même et dont il aborde le monde.

 

Quel était votre état d’esprit à l’ouverture du magasin, en 2001 ?

 

J’avais pris ma retraite, après une carrière d’enseignante, dont 19 ans passés à l’École Rudolf Steiner de Montréal. À 52 ans, voilà que tout me semblait à nouveau possible. J’ai médité sur la métamorphose de la rose. Cette plante est une rose, mais on ne le sait pas encore, car elle doit traverser diverses phases de croissance - cotylédons, bourgeon, feuilles, bouton, puis enfin fleur visible. J’ai vécu avec cette imagination quelque temps ; j’y ai vu la métaphore de mon impulsion pédagogique qui a vécu sans trace visible pendant toutes ces années d’enseignement, si ce n’est de ces étincelles de lumière dans les yeux de mes élèves. Par le jouet de bois, de laine ou de coton, cette impulsion allait continuer à vivre et devenir visible aux yeux de tous. C’est cette imagination qui a forgé ma conviction forte d’aller de l’avant.

 

 

Quelle est la base de la pédagogie de la Grande Ourse ?

 

C’est en quelque sorte un prolongement de la pédagogie Waldorf. Il s’agit de reconnaitre, et de faire connaître, la réalité de chaque enfant à la fois comme être physique et spirituel unique, et de l’accompagner à toutes les étapes de son développement. L’enfant cultive sa nature physique et spirituelle en lien avec les conditions biographiques qui lui sont données.

 

Chaque enfant est une personnalité à découvrir. Notre société, dans l’ensemble, méconnait les besoins profonds de l’enfance, et plus encore, ceux de la petite enfance. On veut tellement donner à l’enfant toutes les chances de devenir un Bill Gates qu’on le bombarde très tôt de technologie. Or, évoluer, s’épanouir, exige des forces que l’ordinateur ne peut pas donner et qu’il peut même inhiber. La technologie ne doit être introduite que plus tard, en son temps, pas quand tout l’être de l’enfant est mobilisé pour sa croissance. Je souffre de voir les erreurs que l’on commet à cet égard, le plus souvent de bonne foi, en exposant trop tôt des enfants aux écrans, comme dans ce qu’on appelle en Europe par exemple « les crèches numériques ». J’espère contribuer à mon échelle à réparer ces gaffes, à la petite cuillère.

 

Qui entre dans le magasin ?

 

Des parents, mais aussi des badauds, des passants qui ont une sensibilité artistique, une ouverture à la beauté et à la qualité des jouets. Certains viennent juste voir de beaux jouets, mais reviennent pour y trouver le prochain cadeau d’anniversaire. Beaucoup de touristes s’en émerveillent. La beauté des jouets parle à tous, elle rayonne et engendre un sentiment de vérité. Ce magasin a quelque chose à dire au monde et il se trouve au centre-ville pour rejoindre un maximum de personnes. Il est situé sur le Plateau Mont-Royal, lieu où l’on retrouve, à Montréal, la plus forte concentration de diplômés universitaires.

 

Comment évaluez-vous l’évolution de la Grande Ourse, 15 ans après sa création ?

 

Je n’étais pas vraiment préparée à pareille aventure. Certes, comme mon père exerçait dans une banque et que mes frères étaient l’un économiste et l’autre entrepreneur, j’écoutais les discussions d’affaires quand j’étais jeune, mais je ne me sentais pas concernée, ce n’était pas mon monde. Puis j’ai travaillé comme caissière pour payer mes études, et j’ai appris la comptabilité. Je me rends compte aujourd’hui que tout cela, avec mon amour des mathématiques, était pourtant une forme de préparation au monde des affaires.

 

Mon grand rêve demeure cependant inachevé. Je vois ce qui a été réalisé comme une semence, et je souhaite une relève. J’aurais voulu que l’entreprise grandisse davantage et génère plus de profits pour financer l’école Waldorf. Je n’y suis pas encore parvenue. Pour moi enfin, c’est un impératif de protéger l’enfance menacée. J’estime y avoir contribué à ma mesure avec le magasin. Je veux explorer d’autres voies, notamment l’écriture, dans une optique pédagogique et culturelle, pour aider les parents, les guider quant au choix des jouets.

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* La tripartition sociale est un concept élaboré par Rudolf Steiner qui différencie trois grandes sphères de l’organisme social : la sphère culturelle, juridique et économique. Chacune est souveraine et animée d’un principe individuel propre soit la liberté, dans la sphère culturelle et spirituelle, l’égalité, dans la sphère juridique et la fraternité, dans la sphère économique. Elles ont toutefois une responsabilité les unes envers les autres.

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On a parlé de nous dans le Journal Le Devoir